LE MONDE MYSTERIEUX DES NON-ARTISTES "Mes frères, j'ai péché". Oui, je l'avoue, j'ai commis il ya peu de temps une faute impardonnable. Puisse alors ma main ne pas trembler alors que je m'apprête à relater sur support informatique les terribles événements qui se déroulèrent en l'an de grâce 2000 dans une salle de répèt dont même encore aujourd'hui il semble pieux et charitable de taire le nom. Cela se passe à l'issue d'une répétition musicale : l'un des membres de la formation (que je soupçonne d'être un artiste) demandait mon avis sur une question d'ordre artistique. J'eus le malheur de commencer ma réponse par : "Si j'étais un artiste, je...". Les dés étaient jetés. L'homme me corrigea aussitôt et me jeta l'anathème par cette réplique : "Je ne veux pas te vexer mais t'es pas un artiste !". Dura Veritas Sed Veritas. La sentence était prononcée, sans redemption pour l'auteur de ces lignes. La voix vengeresse de la Justice avait encore une fois fait triompher l'ordre moral face au chaos. Ce que j'ai dit alors était d'une morgue et d'une calomnie telles que j'en rougis et qu'il me sera difficile de finir ce texte. Mais voilà, il faut savoir admettre ses erreurs. Le simple fait d'évoquer la seule possibilité d'être UN artiste, même sous la forme hypothétique et en usant de la tournure conditionnelle, suffit à constituer un délit majeur. LE CHOEUR : "T'es pas un artiste!" Etre ou ne pas être un artiste sera la question de cet article. Que les incultes l'apprennent. En vérité, je vous le dis : le monde est divisé en deux catégories. Il y a les artistes et il y a ceux qui ne le sont pas! Encore une fois - par paresse - je limiterai les exemples au monde musical. Un évêque du Moyen Âge, Adalbéron de Laon, avait écrit que l'humanité était divisée en trois catégories, à savoir ceux qui prient (les Clercs), ceux qui combattent (les Nobles) et ceux qui travaillent (les autres). Le message était clerc (euh! Pardon! Clair) : vouloir passer d'un état à un autre c'était bouleverser l'ordre du monde voulu par DIEU. L'évêque oubliait sans doute une quatrième catégorie : celle de ceux qui créent et imaginent, celle des artistes. En revanche, le principe reste d'actualité car prétendre être un artiste quand on ne l'est pas constitue une infraction à la Loi Divine. LE CHOEUR : "T'es pas un artiste!" Et pourtant, il existe des pécheurs qui osent justement se prétendre artistes. J'en fus un et je le regrette. LE CHOEUR : "T'es pas un artiste!" En rémission de mes péchés, il est temps que je lève le voile de la Vérité, qui même toute nue ne donne pas forcément une érection. Qu'est ce qu'un artiste? Ou plutôt, qu'est ce qu'un non-artiste? LE CHOEUR : "T'es pas un artiste!" On a compris. Tu peux disposer le Choeur. LE CHOEUR : "merci! A bientôt!" Profitant du fait que je ne suis pas artiste, je vais tenter de savoir ce qui détermine la "non-artisticitée" par l'auto-analyse. Première hypothèse : je ne mange pas de cervelle d'agneau. Peut on en conclure que les artistes raffolent de cette partie moelleuse et si tendre au palais de l'anatomie ovine ? Le lecteur ne tardera pas à comprendre que je fais fausse route. En effet, nombreux sont les vrais artistes, c'est à dire les artistes (car "vrai artiste" relève du pléonasme) qui sont végétariens, ce qui exclut la consommation de l'aliment cité. Ecartons donc la thèse de la cervelle d'agneau. Deuxième hypothèse : parmi les revenus que je déclare, aucun ne provient d'une activité artistique. Peut on en conclure que les artistes gagnent leur pain par ce moyen ? Vérifions. Par exemple : 1 Britney Spears est une artiste ; 2 Britney Spears gagne beaucoup d'argent ; 3 l'argent de Britney provient de... Nom de Dieu, ça marche! Autre exemple : 1 Pavarotti est un artiste ; 2 Pavarotti gagne beaucoup d'argent ; 3 l'argent de Pavarotti provient de... ça colle encore! J'ai fait le test sur une centaine de personnalités et ça fonctionne à merveille. Donc voilà : l'artiste est celui qui touche des avantages numéraires de son activité favorite. Je me félicite de cette trouvaille scientifique qui fera grand bruit dans les hautes sphères de la pensée. Or, qu'advient il de ces usurpateurs de titres, ces faux-prophètes qui se font passer pour des artistes ? Je réponds que seuls les abrutis sont dupes de la manoeuvre. Le public sait toujours reconnaître les professionnels compétents. Car il s'agit bien de compétence. Ainsi, en dehors de la rémunération, il est un point incontestable qui trace la frontière entre les deux états. J'appelerai cela le "truc". Le "truc" c'est cette capacité innée de l'artiste qui lui permet de faire ce qu'il faut faire au bon moment. Je vois que ce n'est pas clair pour tout le monde. Détaillons. L'artiste possède un septième sens, celui qui fait qu'il jouera toujours la bonne note, chantera bien même s'il chante faux, construira la meilleure grille d'accords (même si elle se limite à un seul accord), élaborera le sample parfait. C'est peut-être difficile à expliquer mais c'est incontestable. L'artiste est toujours dans le vent et en avant des modes. S'il fait une reprise, il choisit toujours le moment le plus approprié et le public ne s'y trompe jamais. Sentir les choses, anticiper sur les événements sont les qualités qui caractérisent un artiste. Le non-artiste-qui-pense-qu'il-est-un-artiste aura beau s'entraîner, son résultat sera toujours laborieux et de moindre effet. Prenons deux personnes : un artiste et un pas-artiste-du-tout. La coincidence veut que ces deux individus fabriquent le même sample, mais alors exactement le même. Eh bien, celui de l'artiste ne sera que supérieur. Ainsi va la vie et serait bien immature la personne qui voudrait contester les faits que je viens d'expliquer. Ainsi, devant le succès, on dira de l'artiste qu'il est méritant et du non-artiste qu'il est chanceux. Devant l'impertinence, on dira de l'artiste qu'il est audacieux et du non-artiste qu'il est insolent. Devant l'impopularité, on dira de l'artiste qu'il est incompris et du non-artiste que c'est bien fait pour sa gueule. Devant le malheur et la tristesse, on dira de l'artiste qu'il est maudit et du non-artiste on s'en foutra. La grande erreur que nous avons commise, nous petits merdeux de non-artistes, c'est d'avoir voulu jouer sur le territoire des grands. Nous avons terriblement offensé ces derniers. Surtout, nous avons oublié l'une des grandes qualités de l'ARTISTE : la grandeur d'âme. Car l'artiste est bon et généreux, et modeste en plus. En effet, les artistes ont toujours laissé les non-artistes tranquilles. Merci, merci encore une fois. Merci, ô vous les artistes, de nous permettre de nous ridiculiser dans de vaines prestations. Merci de n'avoir jamais songé à proposer une loi assurant le monopole de la création et de l'exécution aux seuls vrais artistes, et ipso facto prohibant toute intervention du non-artiste dans la domaine artistique. C'est là une grande leçon de magnanimité qu'on nous offre. Il serait grand temps que nous admettions une erreur de l'histoire, cette méprise qui a tant empêché des talents de se développer. Il faut dire que je ne suis qu'un opportuniste. Personne ne m'a inquiété pour cette formule que j'ai osé prononcée : "Si j'étais un artiste...". Pas une punition, ni une représaille. L'histoire de l'humanité nous a montré pourtant que ceux qui ont exprimé leurs idées n'ont malheureusement pas subi le même sort heureux que le mien, et souvent pour moins que ça. J'ai donc une dette envers les artistes. Je l'affirme donc : les artistes sont les porteurs de lumière de la civilisation, les apôtres de la tolérance, les gages de la démocratie. Pardon, pardon, et merci encore, vous les artistes! Sur ce, je vous quitte pour m'en aller à confesse.